Après son limogeage sans manières de la direction de L’Obs, en 2016, Aude Lancelin a publié un réquisitoire sans pitié contre la presse «de gauche» — celle qui fut sa propre famille d’idées — qui lui a valu le Renaudot de l’essai. Dans cet enretien libre et féroce accordé à Vice, elle renforce sa charge contre une presse bien-pensante prostituée aux puissances de l’argent.

Une lucidité totale et féroce exprimée dans un langage inhabituellement explicite: «…j’ai une mauvaise nouvelle pour tous ces gens qui font aujourd'hui encore le pari du boniment humaniste : ça ne marchera pas. La dégradation du pays est telle que rien n'arrêtera désormais le tsunami de merde qui pointe à l'horizon.»

Chaque phrase est à méditer, mais cet échange est particulièrement savoureux:

Vous écrivez qu'au début des années 2000, les cadres du journalisme lisaient parfois encore Faulkner, tandis que depuis 2010, ils regardent The Voice – insistant par là sur la chute vertigineuse de l'exigence intellectuelle dans les rédactions. Pouvez-vous m'en dire plus ?

Ces dernières années, avec l'arrivée d'un nouveau type d'actionnaires dans les médias, cette dégradation s'est accélérée. Je ne parle évidemment pas seulement des actionnaires du « Monde Libre », Xavier Niel en premier lieu, mais également de Patrick Drahi ou Vincent Bolloré, entre autres. Il est impressionnant de constater à quel point le profil des cadres promus dans leurs titres a changé, ce qui montre au passage que la soi-disant étanchéité entre actionnariat et contenu éditorial y est largement bidon. Ceci est lié à plusieurs facteurs. Ces groupes industriels, dont le cœur de métier n'est pas la presse, privilégient l'idéologie managériale aux contenus, et les fondés de pouvoir qu'ils nomment, animés par le souci de « plaire au maître », adoptent les mêmes tics mentaux qu'eux.

Prenons l'exemple de L'Obs, où un journaliste quadragénaire, qui avait fait quasiment toute sa carrière dans cette vénérable maison, dès lors qu'il est devenu directeur de la rédaction, s'est mis d'un seul coup à parler process, disruption, ou encore propals, pour évoquer de bons vieux projets de reportages… À s'exprimer en somme dans un sabir managérial aux effets comiques d'ailleurs irrésistibles.